Branicevo : quand les enfants prodigues ne reviennent plus




Lions, dauphins, portails immenses, rien n'est trop beau pour les Gasterbajters de Sapine. Mais certains propriétaires ont investi des sommes colossales dans des palaces aujourd'hui vidés par les départs définitifs.(Photos DNA - M. Pl.)



Les « Gasterbajters »*, Serbes émigrés qui passent leurs vieux jours au pays, ont fait la fortune de la région de Branicevo. Si les jeunes continuent d'émigrer, les anciens sont de plus en plus nombreux à ne pas revenir, laissant derrière eux les immenses palaces kitsch qu'ils se sont fait construire, seuls fruits de leurs années de labeur.

 Stationnées au bord de la route défoncée qui relie Pozarevac à Salakovac puis Zabrega, de rares champs de maïs et quelques camionnettes remplies d'impressionnantes pastèques rappellent que cette terre est une des meilleures du pays.
 Mais bizarrement, les 1 300 villages que compte Branicevo, riche région de Serbie orientale, sont aujourd'hui renommés pour d'autres productions : des maisons souvent démesurées, parfois d'un mauvais goût achevé, propriétés des "Gasterbajters", ces locaux qui ont émigré à l'étranger... pour construire sur leur sol natal une fois leur situation faite.

Kitsch pavillonnaire
à la mode de Sapine

 L'entrée de Sapine, village de quelques dizaines d'âmes, propose ainsi de saisissants exemples du kitsch pavillonnaire à la mode d'ici. Le long de la route principale, les dauphins en albâtre ornent d'interminables portails tarabiscotés, la tête de lion en médaillon sur la façade fait fureur, les fontaines façon péplum ont la cote.
 Dans l'alignement des baraques, la maison des Mitrovik fait exception. Sobre dans le style et les ornements, elle n'en compte pas moins trois ailes et une cour intérieure. « Mon grand-père était paysan dans la région. Mon père a commencé à retaper la maison il y a 35 ans. Aujourd'hui, je continue. C'est sans fin », souligne dans un français timide mais impeccable Slavoljub Mitrovik, brun râblé au visage affable. Ouvrier dans la confection à Paris XVIIIe depuis son arrivée en France en 1979, Slavoljub a toujours travaillé « pour le SMIC et avec des papiers », grâce au regroupement familial.
 En effet, sa mère Varadinka et son père, Dragisa ont été les premiers à partir. « Mon mari travaillait comme maçon. Moi je ne trouvais pas d'emploi. Je lui ai dit que j'allais partir pour gagner ma vie. Il m'a dit, "Non, on part tous les deux" », se souvient Varadinka, 69 ans, des petites lunettes noires, quelques dents en or, un accent charmant.

« La France, c'est
mon deuxième pays »

 Le couple débarque à Belleville (XXe), « près du métro Pyrénées », en 1966. Leur premier enfant, Mira, a 7 ans. Monsieur trouve du travail dans les usines Citroën. Madame dans une usine de munitions, puis dans une fabrique de caoutchouc. « Quand il n'y avait pas de boulot en usine, je faisais des ménages. Il faut bien manger ».
 En 1962, Slavoljub et sa jumelle, Slavitsa, viennent au monde en Serbie. Pris en charge par la famille, ils font leur primaire et leur secondaire en Yougoslavie et rejoignent leurs parents en 79, pour une vie à peine meilleure : « Avec deux salaires, on s'en sort. Et puis le crédit ça existe », insiste Slavoljub, qui balaye tout possible apitoiement d'un revers de main.
 Les deux filles de Slavoljub et de son épouse Gorica sont nées, elles aussi, au pays. Mais, à la différence de leurs parents, ont fait toute leur scolarité en France. Pas peu fier, leur père souligne que la petite, Claudia, « va devenir sage-femme » et que la grande, Clara, fait « un BTS-action commerciale ». De même, si Varadinka et Dragisa passent une bonne partie de leur retraite à Sapine, leur fils ne sait pas s'il rejoindra le berceau familial au moment de la retraite. « La France, c'est mon deuxième pays. J'y ai mon travail et mes amis ».
 C'est un des dangers qui guettent la région : le non-retour des émigrés devenus retraités ; l'autre étant la croissance exponentielle des départs (voir encadré).
 « L'espoir soulevé par la chute de Milosevic est en train de retomber, ici, tout le monde veut profiter de ses liens avec l'étranger pour partir. Les jeunes rejoignent leurs familles, mais à la différence des anciens, coupent les ponts », s'inquiète ainsi Milan, un habitant de Pozarevac.

L'industrie des départs

 De fait, saturée ce samedi d'août de voitures avec des plaques autrichiennes, allemandes ou françaises, la ville natale de Slobodan Milosevic et de son épouse Mira Markovic bruit d'histoires de départ.
 Pour gagner l'Autriche ou tout autre pays, les solutions à disposition des petits enfants ou enfants de Gasterbajters ne manquent pas : le regroupement familial - quand le pays d'accueil le permet -, le mariage - blanc, ou avec des cousins -, l'adoption - parfois au sein de la famille - ou plus classique, le visa.
 De phénomène, le départ est devenu une industrie : des agences effectuant « toutes les démarches » facturent 3 000 euros un visa d'un an pour l'Autriche. Des minibus privés sont apparus à la gare : la compagnie de cars publique ne propose qu'un aller Pozarevac-Vienne/jour. Et ce n'est plus assez.

Des écoles vidées
en quelques mois

 Pas étonnant : sur les 10 000 Serbes qui ont obtenu l'an dernier la nationalité autrichienne, 5 000 venaient de Branicevo. Des villages comme Srednjevo ou Cesljeva Bara ont ainsi vu la quasi-intégralité de leur école primaire se vider en quelques mois, les nouveaux émigrants préférant scolariser leurs enfants à Vienne.
 Les rares chiffres permettant de mesurer l'ampleur de la saignée n'inquiètent pas pour autant Zivadin Jotic, 57 ans, chef du canton de Branicevo, nommé par le gouvernement. « Dans les années 60-70, tout le village de Klicevac est parti travailler dans le textile à Paris pendant que les habitants d'un autre village, Recica, gagnait l'Italie pour devenir maçon, assène le politique, bientôt candidat à la mairie de Pozarevac, aujourd'hui, les familles qui ont quelqu'un à l'étranger sont celles qui s'en sortent. Bien sûr, il faut soutenir l'activité ici. Sur la dizaine d'usines que compte Pozarevac, une seule tourne (ndlr : celle des biscuits Bambi), il faut remédier à ça. »
 En effet, le reste du pays voit les départs définitifs d'un mauvais oeil et accusent les Gasterbajters de Branicevo de délaisser une bonne terre après avoir investi sans fin dans l'immobilier, par nature improductif. « Investir dans une entreprise pendant le communisme n'était pas indiqué. Sous Milosevic, sans connections, c'était très risqué. Les Gasterbajters ont investi dans le sûr : maisons et voitures. C'est un faux procès. Je n'empêcherai jamais personne de partir », rétorque Zivadin Jotic.

Toujours plus haut...

 Attablé sous l'auvent de son restaurant, Zlatko Mijatovic, 43 ans, ne peut qu'acquiescer : son beau-père, boucher en Autriche aujourd'hui retraité, « l'aide un peu  chaque mois. Et dans le village, près de 70 % des familles ont une ou deux personnes à l'étranger ». Pas question, donc de critiquer. « Sans les Gasterbajters pour faire tourner les commerces et construire, je ne m'en sortirais pas et personne à Salakovac ne s'en sortirait », assène Zlatko, qui déclare gagner dans les 1 000 euros par mois, plus de trois fois le salaire moyen, notamment en juillet-août, lors du retour des enfants prodigues.
 Bien sûr les départs l'inquiètent. Mais il ne croit pas à une désertion de la région. Pas plus que les cinq-six personnes attablées à la terrasse pour un café ou une rakija, le cognac local. Face à elles, pourtant, une horrible bâtisse désespérément vide. « Le propriétaire habite Munich. Il ne revient jamais, tout comme ses enfants. Et ses petits enfants ne parlant pas serbe, ça m'étonnerait qu'ils viennent s'installer, concède Zlatko, qui précise tout sourire : pourtant les travaux pour un nouvel étage ont commencé. Question d'orgueil ! »
 Manuel Plantin

 




* « Gasterbajters » est l'approximation phonétique de l'allemand « Gastarbeiter », travailleur invité, mot ramené d'Allemagne et d'Autriche par les Serbes partis y gagner leur vie.


© Dernières Nouvelles D'alsace, Samedi 28 Août 2004.. Tous droits de reproduction réservés